Peser la mémoire et l’oubli collectifs avec Google NgramViewer ?
Fig. 3
Cultural turnover is accelerating. (A) We forget: frequency of 1883 (blue), 1910 (green) and 1950 (red). Inset: We forget faster. The half-life of the curves (grey dots) is getting shorter (grey line: moving average).
Peut-on mesurer la mémoire et l’oubli collectifs ? Quantifier la conscience historique ? C’est ce que semble promettre le projet de Google “Ngram Viewer”, explicité par Michel et al. dans “Quantitative Analytics of culture using millions of digitized books“, qui prétend analyser les phénomènes culturels à partir du relevé des occurrences des mots dans la base Google Books. Et fonder par là-même une nouvelle discipline que l’équipe Google nomme “culturonomics“, en référence à la “génomique” ou science du génome. L’une des tendances culturelles que ces chercheurs ont cherché à étudier et qui nous intéresse est l’étude de la perception des événements historiques, l’intérêt que les sociétés accordent à telle ou telle année entre 1851 et 1951, ou leur indifférence, leur oubli, voire leur résurrection dans les consciences (section 4 : “Out of the Old“). Citons-en un petit extrait pour mieux jauger les illusions du projet :
Just as individuals forget the past, so do societies(1). To quantify this effect, we reasoned that the frequency(2) of 1-grams such as ‘1951’ could be used to measure interest in the events of the corresponding year(3), and created plots (4)(…).We are forgetting our past faster with each passing year (Fig. 3A) . (5)
Quelques commentaires s’imposent :
(1) La société est-elle réductible à un agrégat d’individus ? La mémoire collective est-elle égale à la somme des mémoires individuelles ? Ce que révèle ce passage un peu rapide de l’individu à la société, c’est le mythe de la complétude des données et leur prétention générale à la représentativité. A l’ère des big data, les données deviennent de la donnée : par ce glissement facile du pluriel au singulier, l’individu devient catégorie et inversement, la catégorie se résume à l’individu. Coup de grâce portée aux catégories “traditionnelles” de l’histoire sociale, qui ont déjà beaucoup souffert depuis les années 1970 ? Cette croyance en une sorte “d’immanence” du social a été bien soulignée par Antoinette Rouvroy lors du colloque de l’IXXI le 21 novembre sur la “Politique des données personnelles” : les termes de “plot” (4) ou de “regim” entretiennent l’illusion d’une modélisation immédiate du social, en temps réel et à même le réel.
(2) Peut-on quantifier les représentations sociales du temps, à travers leur seule fréquence (frequency) et un simple prélèvement d’occurrences ? Sans tenir compte de leur contexte d’apparition ou d’éclipse : qui parle, où, quand, à qui ou avec qui, pour quoi, en référence à quoi ? Ce retour impromptu d’un quantitativisme et d’un positivisme qu’on croyait remisés pour toujours ne manque de surprendre.
(3) La catégorie de l’année (year) est-elle une unité d’analyse pertinente ? Pourquoi ne pas avoir choisi la décennie, le siècle, le millénaire… etc. ou d’autres découpages moins orthodoxes ? Comment identifier et traiter les occurrences non chiffrées des dates ?
(5) La conclusion tirée des résultats laisse rêveur : parfaite illustration de cette illusion du “double clic” (Bruno Latour), elle postule une chaîne transparente et sans médiations depuis la donnée “brute” jusqu’à la production des résultats.
Cette petite étude critique de Ngram Viewer a finalement deux vertus :
- elle pointe les principales limites posées de manière générale par les big data et leur traitement (mythe des données “brutes“, de leur transparence, leur immanence, leur neutralité ; problème de la décontextualisation des données ; mythe du “double clic“), qui ont bien été mises en évidence lors du colloque de l’IXXI le jeudi 21 novembre sur la “Politique des données personnelles“
- elle révèle une fois de plus que les environnements numériques soulèvent des questions épistémologiques et interrogent les sciences sociales dans leurs pratiques, leurs méthodes et leurs concepts apparemment solidement établis (problème général des catégories et des concepts d’analyse, question particulière des périodisations historiques…).
Cécile Armand
Ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon (2006), agrégée d'histoire (2009), docteure en histoire (2017), mes travaux portent sur la publicité, l'histoire urbaine, les migrations intellectuelles entre la Chine et les Etats-Unis et les méthodes computationnelles appliquées à la recherche historique. Mes recherches ont reçu le soutien des fondations Chiang Ching-kuo, Coca-Cola, Andrew Mellon (Program DHAsia, Stanford), de l'Agence Nationale de la Recherche (Access ERC, ENS-Lyon) et du Conseil Européen de la Recherche (projet ENP-China, Aix-Marseille).
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cécile Armand (25 novembre 2013). Peser la mémoire et l’oubli collectifs avec Google NgramViewer ? ADVERTISING HISTORY. Consulté le 10 septembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/amiz
Bonjour Cécile,
Merci pour la mise en avant de cette étude et ton analyse. Je te rejoins sur le problème de la décontextualisation, l’un des fondements méthodologiques de l’analyse sémantique/lexicale repose sur le retour au contexte via les concordances. C’est un manque majeur de Ngram Viewer.
Mais plus largement, il me semble que toute étude fondée sur Ngram Viewer est très limitée par le fait qu’on ne connaisse pas le corpus analysé. Toute l’analyse de discours est basée sur la réflexion préalable à tout traitement quantitatif qui consiste à construire un corpus cohérent en fonction du thème de recherche. Or l’ensemble des documents numérisés sur Google Books est bien trop hétérogène pour être cohérent, François Rastier revient sur ces questions de manière très intéressante dans la Mesure et le grain.
A bientôt !